Le petit succès éphémère de mes publications m’a valu l’attention de certains médias qui m’ont envoyé des messages privés pour m’interviewer.
Certes, ils voulaient savoir ce qui se passe dans les classes, ce dont on ne parle pas, ce qu’en pense un prof. Mais ce qu’ils voulaient surtout, c’est savoir quelles formes croustillantes peut prendre cette violence, si elle est bel et bien l’apanage des « zones », et si notre cher ministre a raison de se concentrer sur la question du portable. Parce qu’évidemment, c’est le portable le problème : s’il n’y avait pas eu de portable, d’élève à filmer, comment aurait-on ce qui se passe entre les murs ? Ça aurait pu rester lettre morte, comme tout le reste de nos griefs de ces derniers mois que le public a refusé d’entendre.Moi, ce que je voudrais, c’est qu’on s’interroge sur l’origine de cette violence.
Sur ce qui fait que je lis ces témoignages d’un œil blasé parce que ça ressemble à ce que j’entends plusieurs fois par semaine en salle des profs depuis cinq ans que j’exerce. Nil novi sub sole. Et c’est bien le problème.
Quand j’ai commencé dans ce métier, la première année, tout le monde faisait grève quand retentissait l’appel des syndicats. Les collègues montaient au créneau, manifestaient, organisaient des heures d’information syndicale. Mais avec le temps, j’ai vu cet enthousiasme se ternir, péricliter, et les collègues cesser de faire grève. Pourquoi ?
Au milieu des réformes, celles dont on parle et celles qui passent dans l’indifférence générale, les profs ont fait le constat que manifester les desservaient. Qu’on ne les écoutait plus, et que ça n’impactait que les élèves qui perdaient des heures de cours. Apparemment, le public refuse de comprendre qu’une journée de grève, c’est une journée de salaire en moins. On nous accuse toujours de faire grève pour défendre nos « avantages », nos vacances, les fameux « privilèges » des profs , mais non, chaque fois, on s’est dressé contre des réformes pédagogiquement absurdes, inapplicables, et vouées à progressivement privatiser l’école et creuser les écarts sociaux et géographiques.
Je dis pas qu’on est des héros, attention ! C’est juste qu’on fait un boulot profondément au service de la communauté, alors quand on lutte, c’est pour vos gosses, pour les citoyens de demain, ceux que vous croiserez dans la rue et qui paieront (ou non) vos retraites. La société du futur, en somme. Alors, forcément, on est bien obligé de se poser un certain nombre de questions que d’autres professions ne se posent pas toujours.
Les médias et le grand public semblent oublier une chose : l’éducation nationale, les gosses qui y sont et les profs qui leur enseignent ce qu’ils peuvent sont le fruit d’un système dans lequel ils s’insèrent, dont ils sont des rouages. Penser les questions d’Education, c’est penser notre société et ses problèmes. Alors quand on vous parle de nous, on vous parle de vous aussi.
Si on doit dresser un rapide tableau de ce qui est en train de se jouer sous le hashtag #PasDeVague, histoire de remettre en contexte… Une vidéo a circulé, prise par un élève, envoyée sur SnapChat, montrant un gamin qui braque un pistolet sur la tempe de sa professeure, elle-même très calme voire apathique, et lui demande de le marquer présent et non absent à un cours. Il s’est ensuite avéré que le pistolet était un faux. Il n’en reste pas moins que l’agression demeure, qu’il a semblé bon à un adolescent de filmer la scène, et que l’enseignante n’a pas semblé déstabilisée par la violence de la situation, qu’elle n’a ensuite pas dénoncée à sa hiérarchie. Des rumeurs ont circulé disant qu’elle était incompétente, des élèves l’ont traitée de folle. Tout cela a suscité un déferlement de témoignages édifiants de collègues démontrant à la fois l’intensité et l’omniprésence de la violence verbale et physique dans nos classes, et le manque de soutien de la hiérarchie.
C’est sur ce dernier point qu’une partie des critiques se concentre. Le constat est indéniable : pour plusieurs raisons, l’administration cherche souvent à étouffer ces affaires ou n’offre pas toujours de soutien à ces enseignants. J’en ai fait les frais, mes collègues aussi, et chacun peut y aller de sa petite anecdote. Pourquoi alors ? Pourquoi nous demander d’attendre une semaine que les choses soient tassées pour rédiger un rapport ? Pourquoi nous convoquer et chercher à mettre la faute sur nos qualités d’enseignants ? Pourquoi envoyer certains profs dans des stages stériles pour qu’ils gagnent en autorité ? Beaucoup ont dit que les proviseurs cherchaient de cette manière à faire baisser les statistiques d’incident dans leurs établissements. Mais pourquoi ? Carriérisme ? Agenda politique ? Primes à la clé ? Je n’ai personnellement pas les réponses. Je sais que certains le font aussi pour sortir des ornières, des cercles vicieux où ils se retrouvent : plus un établissement a mauvaise réputation, moins les enseignants veulent venir y travailler. Font alors face aux élèves des professeurs inexpérimentés, stagiaires, vacataires, débutants dans le métier, qui cherchent à partir dès que possible, ce qui génère un gros turn-over et de mauvais résultats. Des élèves qui voient leurs profs fuir d’une année sur l’autre ne risque pas d’avoir un suivi digne de ce nom, ni une bonne opinion d’eux-mêmes.
Attention : je n’excuse ni le manque de soutien des hiérarchies, ni l’attitude violente des élèves. Mais plutôt que de stigmatiser les zones ou les proviseurs, j’aimerais trouver des explications, j’aimerais que cet événement ouvre enfin le débat sur le déclin de nos établissements scolaires.
Une autre raison pour laquelle ces incidents ne sont pas toujours déclarés tient également à la nature de la répression qui s’ensuit, aux « solutions » qui sont proposées aujourd’hui par l’Education Nationale.
Dans le cas de manquements graves au règlement du lycée, un élève se voit menacer de différentes sanctions, qui vont de la traditionnelle colle à l’exclusion définitive. Celle-ci oblige l’administration à trouver une place dans un autre collège ou lycée de même secteur, et souvent à accueillir en échange un autre élève lui-même exclu ailleurs. Avant d’en arriver là, la solution parfois proposée est le conseil de discipline dont le ministre lui-même s’est tant vanté comme proposition faite aux enseignants.
Beaucoup de profs, dont je fais partie, n’ont pas envie d’avoir recours à ce système répressif qui ne tient pas compte des problématiques de l’élève, n’a rien de pédagogique, et semble une pale copie de notre système carcéral, qui est, ce n’est un secret pour personne, un vaste échec. Convoquer un élève et ses parents devant un conseil de professeurs et de proviseurs pour étaler ses torts avant de le condamner à une sanction (souvent une exclusion, avec ou sans sursis – vocabulaire judiciaire qui me dérange, personnellement, quand on a affaire à des gamins de 14 ans qui n’ont tout de même pas commis de crime), puis l’écarter pendant quelques jours de la vie de la classe revient juste à le frustrer davantage, à lui faire sentir qu’il n’a pas sa place là, et ne risque pas d’arranger ses relations avec le professeur.
Il y a bien sûr également le cas de ces jeunes profs, souvent précarisés par leur situation de stage ou vacataires, qui n’osent pas signaler que ça ne va pas, qui ont peur de se voir reprocher leur incompétence et qui savent qu’on ne leur proposera pas de solution satisfaisante, si tant est qu’on prenne la peine de les écouter. Parachutés dans des endroits où personne ne veut aller, ils subissent la violence du système lui-même vis-à-vis de ses fonctionnaires, la violence de cette société aussi qui reproche ses « privilèges » aux enseignants.
Privé de soutien de la hiérarchie ou peu partisan des « châtiments » proposés par le système éducatif, l’enseignant est donc souvent réduit à se débrouiller tout seul. Soit il laisse couler, au risque de perdre définitivement toute forme d’autorité, soit il doit compter sur son influence dans la classe pour régler ça intra-muros. Or l’autorité, ça ne s’apprend pas. Ça ne fait pas partie des programmes des concours de l’enseignement. Alors on fait quoi pour changer ce système qui nuit aux bonnes relations profs / élèves ? parce que le problème n’est pas seulement qu’on ne nous propose bien souvent pas ces solutions : c’est que ces solutions ne servent à rien de toute façon.
L’autre pôle de concentration du débat, c’est la violence de nos jeunes. Et là, évidemment, le FN (pardon, RN…) s’en donne à cœur joie pour stigmatiser les élèves de ce qu’on appelle si diplomatiquement en France les « zones ». Non, la violence n’est pas l’apanage des gamins de banlieues. Les lycéens d’aujourd’hui sont gavés de violence dans les médias. Partout où il se tourne, elle est exhibée, y compris au sein même du gouvernement et des proches de Macron. Vous croyez qu’il se passe quoi, dans la tête des ados, quand ils voient tout l’été les vidéos d’un Benalla tabasser du manifestant gaiement sans être une seule seconde véritablement inquiété ? Mais y’a pas que la violence à la télé, y’a la violence policière à leur égard – qu’on aimerait étouffer (voyez le cas d’Adama Traoré, ce qu’on fait subir à sa famille, les rapports délirants qu’ils osent sortir !), violence dans les films, sur les réseaux sociaux où l’insulte et l’invective sont la première forme de communication… Qu’elle soit verbale ou physique, la violence est un mode d’expression qui vient manifester une frustration. Si on se concentre sur la nécessité de punir la violence sans tenter de savoir d’où elle vient, on se concentre sur les symptômes sans guérir le problème.
Les gens voudraient faire porter la responsabilité aux gosses qui sont violents sans s’interroger sur la société dans laquelle ils vivent, la même société qui les force à aller à l’école sans qu’ils comprennent pourquoi, tout en leur montrant clairement qu’il n’y aura pas de place où s’insérer en en sortant. Les gamins qui suivent des formations pro se voient, pour certains diplômes, évincés au profit de jeunes pour qui il ne s’agit que de jobs étudiants : pensez aux CAP mise en rayon ou aux formations dans l’Accueil. Les autres, en filières générales ou technologiques, se verront doublés par les gamins qui bénéficient de l’enseignement de profs expérimentés en fin de carrière ou de profs de soutien payés par leurs parents, les mêmes qui les aideront à poursuivre leurs études dans des écoles hors de prix ou à trouver du travail grâce à leurs relations.
Il est temps de se poser les bonnes questions : voulons-nous que l’école soit un lieu où règne un système répressif proche du carcéral ? Voulons-nous que les cours soient donnés par des enseignants vacataires dépassés, affectés sur plusieurs établissements et ne bénéficiant d’aucun soutien, des sortes de prestataires remplaçables à demande et permettant à l’Etat d’économiser des bouts de chandelle sur les avantages dont ils seront privés ? Voulons-nous nous retrouver à blâmer des gosses de basculer dans la violence parce que la société ne leur donne pas la place dont ils ont besoin ? Et peut-on continuer à faire cours à ces gosses comme on le faisait dans les années 40 ?
L’Education Nationale va mal. Ça fait longtemps, et tout le monde le sait. Les écarts entre les milieux sociaux s’y creusent, plus personne ne veut devenir enseignant, ceux qui ont la vocation finissent par s’y consumer et baisser les bras. À quoi voulez-vous que la société de demain ressemble ?
Vous mettez des profs frustrés devant des élèves frustrés sans aucune aide, et vous avez la recette d’un désastre. Mais attention, surtout, #PasDeVague.